Le numérique creuse aujourd’hui bien des voies que nombre de peintres, galeristes ou commissaires d’expositions refusent de reconnaître en tant que démarche artistique. Cependant, le travail de l’artiste œuvrant via un ordinateur vaut-il moins que celui d’un peintre ? L’outil informatique lui est effectivement une aide précieuse, mais que ferait-il sans ses aptitudes à utiliser « l’outil », associées à son propre imaginaire au service d’une « création » au même titre que celle de la plupart des plasticiens ? Rendons-nous à l’évidence : nous vivons au 21ème siècle, à l’ère d’un ordinateur devenu indispensable pour chacun d’entre nous. Alors pourquoi ne pas admettre enfin que le numérique puisse devenir œuvre d’art et révéler un véritable talent ? Car le talent est ce qu’il est et passe par toutes sortes de chemins. Ainsi, de vraies « œuvres numériques » ne pourraient-elles naître par l’intermédiaire d’une machine, laissant de côté les faiseurs de croûtes ?

Bernard Lenoir pratique l’art numérique depuis deux ou trois ans. Jusqu’ici, il a très peu montré son travail sinon à des proches. Sa rencontre récente avec la galerie caennaise « Art-Culture-France » l’a mis en confiance. Assez pour qu’il ose avoir envie de… L’artiste démarre toujours une œuvre sans idée préconçue. Il laisse juste venir, sans référence particulière. Il peut parfois se baser sur une observation, s’inspirer du réel, mais ses créations sont toutes issues de sa seule imagination. Il trace d’abord une esquisse qu’il retravaillera ensuite à l’ordinateur, ne recherchant que l’émotion, jamais un intellectualisme compliqué. Viennent alors des bulles d’eau ou d’air observées au microscope, des couleurs fondues les unes dans les autres ou indépendantes les unes des autres, jouant avec le flou et le net. Des éléments flottant dans l’air, nous donnent l’impression qu’ils bougent. Nous nageons en plein cosmos ou glissons en silence dans un univers givré où tout a la transparence du cristal.

A moins qu’une grosse fleur bleue n’envahisse l’écran ou qu’une mystérieuse calligraphie ne vienne croiser de larges aplats de couleurs, lisses ou granuleux, jouant avec les formes pour mieux rendre de singuliers effets de vitraux d’une belle transparence mais sans plombs. Apparaît encore un univers marin où dansent plantes et algues, concrètes ou évanescentes. Nous sommes souvent entre microcosme et macrocosme, dans une lumière franche ou plongés dans des bleus sombres qui s’entrecroisent ou se superposent. Le mouvement est toujours perceptible, qu’il s’agisse de lettrines, de fœtus, de paysages colorés, de capsules extraterrestres ou de partitions musicales. Il arrive aussi que nous ayons le sentiment de nous promener à l’intérieur du corps humain ou d’assister à une scène de crémation. Du reste, les couleurs du feu, les petites ou grandes langues de l’incendie reviennent souvent dans cette œuvre toujours pleine d’énergie et de précision.

Nous y retrouvons aussi des effets nocturnes, une profondeur certaine, des épaisseurs, des visages esquissés ou expressionnistes, une façade d’immeubles. Et toujours et encore des bulles de lumière, véritables pierres précieuses alliées à la danse du geste, quelquefois à une écriture aussi ancienne que celle du Japon, cher au cœur de l’artiste qui y a séjourné à plusieurs reprises. Enfant, Bernard Lenoir se sentait proche de l’un de ses oncles, potier-céramiste. Un créateur talentueux dont l’œuvre, aux couleurs très étudiées, était d’une grande modernité pour l’époque. Épris de jazz, de musique classique et d’architecture très contemporaine, l’artiste vit dans un univers des plus dépouillé, à l’image de sa philosophie : limiter les objets, la matière sur les œuvres, rechercher la finesse et la transparence. Ce qu’il aime par-dessus tout : laisser le spectateur libre de sa propre lecture, accueillir la surprise d’une interprétation de ses peintures numériques -de plus en plus cristallines à chaque agrandissement -, laquelle fait à son tour appel à l’imaginaire du regardeur.

Elisabeth LE BORGNE, critique d’art